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5 avril 2015 7 05 /04 /avril /2015 18:09

- C'est parti ! Attention ! Je clique sur moi !

La machine fait entendre son décapsulage chuintif, c'est le signal du départ. Le pilote a le sourire aux lèvres. Les commandes de la plateforme de lancement Aï-Phone 5 située à Cap Vitry brillent sous ses doigts.

OK, c'est bon.

Bien calé dans sa capsule jpg, il va pouvoir partir en télé-vol à la recherche d'écrans pour se poser. En avant !

 

Chers téléspectateurs, j'espère que cette bande-annonce vous a intéressé, et vous a donné envie d'en savoir plus. Je vais maintenant vous raconter l'histoire d'un Selfie, en fait, je vais vous raconter l'histoire de tous vos Selfies, comment ils se fabriquent, comment vous les préparez et surtout... comment et même pourquoi vous les lancez !

 

Cette histoire, c'est votre histoire.

 

Première étape, délectable : tu passes à l'écran. Cet événement est, comme toujours, l'occasion d'un grand bonheur. Passer à l'écran, dans le mouvement lisse et chatoyant, et en plus, en direct. Coucou Moi, je te présente Moi... Gros plan sur Moi ! A plusieurs éventuellement nous nous voyons en train de passer à l'écran, en train de nous regarder passer à l'écran. En même temps devant et derrière la caméra. Je me vois vivre dans la Machine, immergé dans le scintillement des pixels, protégé par l'écran (1). Ma seconde vie, là, juste là, parallèlement à la première, dans une sorte de fusion parfaitement synchronisée. L'expérience réunit la présence sur terre et sous le firmament de l'Etherciel, mon corps dans ma peau et sa projection dans le Nouveau Monde. Mes deux incarnations, habituellement disjointes, se rejoignent, se toisent.

Question : lequel des deux saisit l'autre ? Où est la puissance ? Réponse : le héros, c'est celui qui est à l'écran bien sûr, qui tient le spectateur à bout de bras, le regarde dans les yeux, avec fierté. Ce dernier n'est qu'une capture de l'écran, une capture d'écran.

Voilà plantée la scène inaugurale du Selfie. Attention, ça va commencer !

Vite, assurer, la priorité c'est d'a-ssu-rer (réfléchir, on verra ça plus tard...). Quand on est à l'écran, il convient de montrer (verbe "to show" en anglais), règle absolue. Pendant ces quelques secondes on se sent obligé de produire un mini clip, allonger des grimaces, adopter une attitude amoureuse ; dans tous les cas jouer un petit jeu de séduction ostentatoire. L'autoportrait est loin, résultat figé d'un patient travail artistique, danse légère de la main prolongée des heures durant, ouverture à la méditation. Passer à l'écran suppose d'enchaîner un maximum de mouvements et d'expressions, dans un minimum de temps. Un mini clip pour se mettre en condition avant le Grand Clic.

Troisième étape, encore plus excitante : je clique sur moi. Je clique sur moi en direction de mon existence première, en chair et en os. Les rôles sont inversés. Je ne clique pas depuis un emplacement géographique particulier sur une photo, un objet à l'écran, une icône, mais sur moi, vraiment, avec mes pieds posés sur le sol, dans l'atmosphère, comme si j'étais devenu un personnage de jeu vidéo. Je suis une icône. On pense à l'arroseur arrosé, ce petit film qui est l'un des premiers de l'histoire du cinéma : le tuyau n'arrose plus les plantations, il se retourne et arrose le visage de l'arroseur. Vertige.

Puis replier le bras, fin de l'appel, téléphone raccroché. Se regarder, dans un sentiment d'accomplissement. Ce miroir a de la mémoire, il n'oublie rien, ne laisse rien filer. Avec mes yeux plantés dans ma tête je regarde mon image à l'écran, mon personnage numérique : retour à un scénario classique. La caractéristique du Selfie est vraiment dans le mini-clip de préparation et le geste conclusif, sorte de clap de fin triomphal, ce "je clique sur moi" qui représente une expérience physique littéralement renversante.

Enfin, bien sûr, le téléchargement. Moi et parfois mon invité partons en émission. Nous rejoignons le nouveau monde, le refuge perché sur les hauts plateaux de télévision et de technologie ("High Tech", Haute Technologie, Monde Supérieur), cet environnement artificiel qui nous accueille, nous enveloppe, nous absorbe. Rien à voir là encore avec le miroir, qui nous renvoie impitoyablement à notre existence terrestre, ici-bas. Mon alter ego dans sa capsule jpg va pouvoir partir à la recherche d'écrans pour se poser. A nous deux Public ! L'appel aux clics peut commencer, dans le grand combat, le combat de chaque instant pour la visibilité, ma visibilité. Dans le télé-monde la taille ne se mesure pas en centimètres, mais en clics reçus (ou "hits"). Le problème est donc existentiel. Je suis une vedette : parfois dissimulé sous une fausse modestie, ce message, toujours, transparaît dans le Selfie. L'Etherciel est un ciel étoilé : on est une étoile ("star"), ou rien. N'être rien, c'est faire partie du vide interstellaire appelé "le grand public", un magma sombre de matière humaine agglomérée. Entre les deux, le grand public ou la lumière, le choix est vite fait. Clique sur moi ! N'attends pas ! Vas-y, clique ! Partout ce cri retentit. Et voilà bientôt une salve de Selfies pour annoncer… rien, pour m'annoncer, moi, car c'est la seule chose qui compte.

Prenons donc maintenant les yeux du public.

L'autoportrait classique reste silencieux, visage séché sur une toile tendue dans un cadre de bois accroché au mur, avec ses mystères, qui nous obligent à réfléchir, à essayer de déchiffrer un éventuel message. Rien de tel évidemment ici. Le Selfie s'accompagne d'une mise en scène, d'un torrent de commentaires (2). Il marque une présence, la présence de l'individu, mi-homme mi-octet, l'humanoctet, quand son ancêtre l'autoportrait faisait ressortir une absence, l'absence du modèle figuré sur la toile (l'image montre quelqu'un qui n'est pas là). Le Selfie est une tentative de vie numérique, il représente un geste, une action, ponctuelle et positive, qui sollicite des réactions, un cliquetis ("buzz" en anglais) aussi puissant que possible.

Je clique sur moi, espérant que les autres feront de même. Le Selfie part en boucle. Tout fonctionne selon un principe d'auto-proclamation par lequel l'impétrant cherche à capter des clics, car chaque clic gagné est un souffle de vie, un cran au-dessus de la foule. Mon regard sur moi lancé dans les flux : que rêver de mieux ? Le Selfie est un égoclic. En réponse à l'anglais "Selfie" les québécois proposent "égoportrait". Pour les raisons évoquées ici, nous proposons "égoclic", qui fait mieux ressortir le clic autoadministré, activation d'un processus. Un lancement, pas un aboutissement.

 

Personne... Rien... Pas le moindre écran pour me poser. Zéro clic... Nan mais c'est pas vrai. Un putain de zéro. Même pas  la queue d'un. OK... je vais pas insister. Retour à la base. Bon, je crois que je vais écrire un article.

 

Emmanuel Cauvin

Dernière modification : 6 avril 2015

 

(1) Rappelons que l'écran assure une double fonction de visualisation et surtout de protection. Il protège le télé-monde, il "fait écran" entre notre environnement naturel, celui où nous sommes nés, et cette construction sidérante qui grandit chaque jour, là derrière, et dans laquelle nous installons une nouvelle forme de vie, délivrée de la pesanteur.

 

(2) On appareille l’apparence ou l’apparition du visage pour le corriger, on le complète de postiches ou de cosmétiques ... Notre visage demeure en effet tout au long de la vie un intense vecteur d’informations, et le miroir d’une identité qui ne nous laisse pas en repos, tant l’image rêvée du moi, ou le visage intime que chacun s’attribue, rencontre d’objections dans les traits extérieurs de la face. Daniel Bougnoux, Faire visage, comme on dit faire surface, Les cahiers de médiologie, N°15, 2003/1, Faire face.

 

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