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28 août 2011 7 28 /08 /août /2011 13:00

Chaque fois c'est la même histoire.

Il suffit qu'une loi pointe à l'horizon, et le même débat resurgit, mettant aux prises les mêmes camps, autour des mêmes enjeux. Le moment est venu maintenant de poser clairement les termes de ce débat.

Depuis vingt ans, il n'est pas un projet de loi qui n'ait donné lieu à des batailles homériques, des débats acharnés. En réalité la question qui sous-tend ces batailles (passées et futures) autour de la réglementation du numérique est la suivante:

Oui ou non nos vies numériques relèvent-elles d'un territoire – l'Etherciel - indépendant ?

 

 - Foutez-nous la paix ! Vous ne comprenez rien ! Tirez-vous de là !

entend-on d'un côté

 - Obéissez aux lois ! Nous sommes légitimes, nous avons la légitimité démocratique avec nous !

répond le camp adverse

 

Reprenons.

 

Deux conceptions sont possibles.

 

Soit l'Etherciel (Internet et avec lui tous les supports et fonctions hors-ligne) est un nouveau monde dans lequel nous pourrions nous attendre à jouir des mêmes droits que ceux dont nous bénéficions sur Terre, à commencer par le droit à la vie. Différents degrés sont possibles dans la revendication identitaire, depuis la pratique intensive d'un passe-temps jusqu'à une nouvelle citoyenneté, mais toujours l'idée demeure que le nouveau monde est son propre but, il détient en lui-même sa propre légitimité. Là-bas, c’est autre chose, les règles du jeu ne peuvent qu’être différentes. Le droit d’auteur, par exemple, tel que nous le connaissons sur Terre, n’a rien à y faire. Suivant cette opinion jusqu'à son point maximum, l'Etherciel serait une nouvelle planète jouissant d'un statut d'extra-territorialité, qui mériterait d'avoir ses propres lois et ses propres structures politiques. La soif de reconnaissance qui agite les plus engagés des autochtones atteint parfois une dimension politique. On voit bien la différence entre une simple volonté de se faire comprendre et faire comprendre ce que peuvent apporter des technologies, et une démarche où l’idée d’indépendance ne serait pas absente. En partant vivre là-bas, l'individu se libère des contraintes physiques inhérentes à notre Terre, ce qui peut susciter la tentation de s'affranchir aussi des contraintes politiques terrestres. D'un sentiment d'appartenance à un autre monde à un sentiment d'impunité, le pas est vite franchi. Va-t-on vers l'instauration de privilèges ?

Première possibilité, l'Etherciel est un monde à part qui mérite donc d'être appréhendé et administré séparément. C'est le camp des séparatistes (ou "indépendantistes").

 

Soit, seconde hypothèse, l'Etherciel est une simple technologie, une boite à outils qui ne change pas fondamentalement nos conditions d'existence. Nous sommes et restons des êtres de chair. Rien de neuf sous le ciel. La singularité technique ne saurait justifier l'instauration d'un ordre distinct. L'Etherciel doit donc se soumettre aux lois politiques terrestres et aux pouvoirs en place en ce bas monde. Il ne mérite pas d'être traité séparément. Il ne doit pas être traité séparément. Les anti-séparatistes ont les deux pieds sur terre !


Cette alternative est en filigrane des débats qui ont nourri l'actualité de ces dernières années. Deux exemples.

 

Premier exemple. Nous sommes en 2008. Le projet de loi favorisant la diffusion et la protection de la création, dit "HADOPI", est lancé. La suspension de l'abonnement à l'Etherciel via un fournisseur d'accès, ou "propulseur", focalise l'attention. L'idée, aujourd'hui adoptée, était – est désormais - de suspendre l'abonnement d'individus coupables de contrefaçon et restés sourds aux messages d'avertissement. Cette proposition déclenche aussitôt un tir de barrage, la polémique entre partisans et opposants de cette mesure prenant vite la tournure d'un dialogue de sourds. Une telle sanction doit-elle être vue comme une peine de mort d'un nouveau genre ? Dans la controverse ainsi soulevée c'est en vain qu'on chercherait la trace d'une recherche de solution à travers l'échange d'idées, de propositions. L'exaspération domine, un ressentiment mutuel empêche la tenue d'un débat serein.

Pourquoi une même sanction est-elle perçue par certains comme une insupportable atteinte à un droit fondamental alors que d'autres y voient une simple mesure pédagogique ? Comment expliquer la violence des réactions ? Pourquoi un tel écart entre les positions des parties en présence, entre une "bourde monumentale" selon l'UFC-Que Choisir et "une réponse préventive, à la fois pédagogique et dissuasive" pour les auteurs du projet ? Si chacun considère peu ou prou que l'Etherciel est une belle et bonne chose, si toutes les parties prenantes de ce débat s'accordent probablement sur la nécessité de protéger la création et de la rémunérer, alors il faut bien que la vivacité des échanges s'explique par quelque autre raison. Mais laquelle ?

Les partisans du projet HADOPI affichent l'idée que l'Etherciel constitue un simple outil, comme une voiture par exemple. La suspension de l'abonnement s'apparente au retrait de permis de conduire. Le Sénateur Michel Thiollière, rapporteur du projet de loi, ne manque pas de filer la métaphore routière : "le projet de loi marquera une étape décisive s'il parvient à "civiliser" les usages d'Internet, de la même façon que la politique de sécurité routière a favorisé un comportement plus responsable chez la plupart des automobilistes". La comparaison ne s'arrête pas là puisque plus loin était énoncée l'idée selon laquelle la suspension ne concernerait que l'accès à Internet "à domicile" alors que le retrait de permis de conduire interdit de conduire tout véhicule, et pas seulement le sien. La sanction envisagée pour les délinquants de l'Etherciel est donc, selon la ministre de l'époque Mme Albanel, moins sévère que celle qui frappe les automobilistes : nous retiendrons que si pour Mme La Ministre les deux sanctions sont comparables, c'est qu'elles appartiennent au même registre.

Se connecter à l'Etherciel relève d'une activité comme une autre et ne saurait représenter un but en soi. Sur le plan légal aucune disposition exceptionnelle ne se justifie. Même motif, même punition.

La copie effectuée sans autorisation et à travers l'Etherciel d'une œuvre protégée n’est rien d’autre que l’utilisation d’un outil pour commettre un délit. Le fait que cet outil soit nouveau ne change rien, ce n'est qu'un outil. La connexion n'est qu'une facilité de communication, un média qui nous accompagne lors de nos pérégrinations en ce bas monde. Dans ces conditions le fait de suspendre l'abonnement de quelqu'un n'a rien à voir avec une quelconque peine de prison ! L'intéressé visé par la mesure peut toujours vivre, et même vivre normalement que diable ! Comme on peut vivre sans voiture, et conserver le bénéfice de tous ses droits de citoyens, on peut vivre sans l'Etherciel. A l'instar de toutes les peines d'interdiction ciblées, parmi lesquelles on citera également l'interdiction d'exercice d'une profession, la suspension de l'abonnement vise à punir le délinquant dans l'activité qui a servi à commettre l'infraction. A titre de comparaison on citera également l'interdiction de séjour. Pas de quoi s'affoler. Tout cela est normal. Citons encore le rapporteur du projet de loi : "Ce dispositif repose avant tout sur une dimension préventive et pédagogique : il s'agit en effet de réaffirmer que le droit de propriété du créateur sur son oeuvre doit être défendu et respecté sur les réseaux numériques comme partout ailleurs". "Comme partout ailleurs" : tout est dit.

Sur cette base effectivement la suspension de l'abonnement apparaît comme une peine légère, proportionnée à l'infraction. C'est sans mauvaise foi que le Gouvernement défend sa position, ses motivations sont inattaquables, sa démarche raisonnée. Mais cette position a pour fondement une vision de l'Etherciel qui n'est pas partagée par tous. La vivacité des protestations s'explique par une différence de perception qui va au-delà de la défense de la création, au-delà de la question de la lutte contre le piratage. Qu'est-ce que l'Etherciel ? Voilà la question.

 

Passons maintenant dans le camp opposé. L'Etherciel est un monde à lui tout seul, un monde dans lequel nous vivons, un lieu de vie qui s'ajoute à notre milieu naturel. Nous menons en réalité une double vie et notre "Second Life" nous ouvre les mêmes droits que la première. Par rapport aux terriens restés les deux pieds sur Terre, le changement de perspective est complet. Nombreux sont ceux aujourd'hui qui vivent l'Etherciel comme un nouveau monde, une réalité parallèle dans laquelle ils transposent les droits dont ils jouissent sur Terre. Sous cet angle, la suspension de l'abonnement est une entrave à la liberté d'aller et venir. Six mois de suspension de l'abonnement équivalent à six mois de prison, une prison qui s'appelle la Terre puisque le nouveau monde ne sera plus accessible. Pendant cette période il ne sera plus possible d'accomplir les actes normaux de la vie courante, la seconde. Privé d'une partie de son espace vital l'intéressé vit la situation comme un enfermement. L'ISOC France, qui figure parmi les opposants farouches du projet HADOPI, parle alors d'une condamnation à "l'isolement numérique", empruntant ainsi au vocabulaire carcéral. La peine est donc d'une extrême gravité. C'est sans mauvaise foi que les opposants à ce texte protestent en arguant d'une violation de leurs droits fondamentaux. La privation d'Etherciel revêt pour eux une signification qui va bien au-delà de l'idée que le Gouvernement s'en fait. Non pas qu'ils contestent le droit des auteurs à bénéficier de certains privilèges sur leurs créations, il est probable que la même peine sanctionnant un autre délit soulèverait les mêmes protestations. Non, si pour les opposants au texte la sanction est disproportionnée, c'est parce qu'elle priverait les personnes concernées de possibilités d'expression et de communication devenues littéralement vitales. Elle est donc purement répressive contrairement à ce que prétendent les partisans du texte. "Nous disons que la coupure de l'accès à Internet ... prive tout un foyer d'une connexion essentielle à la vie sociale" proclamait le magazine SVM dans sa pétition lancée en juin 2008. L'Etherciel, c'est la vie. A suivre cette idée, et à condition d'abandonner le sens commun, la suspension de l'abonnement Internet pourrait même être assimilée à une peine de mort...

 

La controverse soulevée en 2008 ne venait pas de la propriété intellectuelle mais de la façon dont est perçu le terrain sur lequel elle s'applique. Loin de se résumer à une lutte entre le droit d'auteur et l'Etherciel, la confrontation mit aux prises deux visions de l'Etherciel.

 

Deuxième exemple. Nous sommes en 2011. Dans le cadre de la lutte contre les infractions au droit d'auteur, une autre solution se présente : le filtrage des émissions, par les FAI. Plutôt que d'essayer de modifier les comportements des habitants, on s'adresserait aux intermédiaires techniques afin qu'ils empêchent, à la source, toute émission illégale en provenance de leurs clients. Stupeur chez les séparatistes. Ce qui se passe derrière l'écran n'a rien à voir avec ce qui se passe devant. Ces deux mondes sont étrangers l'un à l'autre. Les lois de l'un ne sauraient s'appliquer à l'autre. Sous couvert de "neutralité", c'est une pleine souveraineté qui est recherchée. Le filtrage des contenus juridiquement illégaux revient à créer un péage à l'entrée de l'Etherciel : inimaginable. La vie ne peut pas être illégale. Selon les partisans du deuxième monde, l'Etherciel (Internet et avec lui tous les supports et fonctions hors-ligne) a le droit d'exister en toute indépendance, sans avoir à subir la moindre restriction d'origine terrestre. Protéger la "neutralité" de ce nouveau monde, c'est finalement le protéger lui-même contre toute intrusion extérieure.

 

Quand l'organisation "La Quadrature du Net" pose en principe que "La neutralité du Net fait d'Internet un réseau multi-directionnel et décentralisé, dont la gestion exclut toute discrimination à l'égard de la source, de la destination ou du contenu de l'information transmise."

 le propos est clair : nous vivons dans un système auto-suffisant, bien délimité, qui fonctionne en vase clos de manière satisfaisante. Donc, ne venez pas mettre votre grain de sel, qui risquerait de faire exploser notre grande et formidable bulle.

Sommes-nous oui ou non en face d'un nouveau territoire politique, détaché de l'ancien ? Nous sommes face à un débat idéologique autour d'une question existentielle. Avons-nous oui ou non affaire à deux mondes distincts du point de vue non seulement physique mais également politique ? Deux mondes où les réponses ne peuvent qu'être différentes ?

 

Emmanuel Cauvin, le 28 août 2011

 

(suite dans une prochaine chronique, vers le 15 septembre, probablement ci-dessous, sous forme de commentaire de celle-ci…

et vous, vous pensez quoi ?)

 

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commentaires

F
<br /> L'enjeu est vraiment de taille, mais c'est toujours un peu difficile à comprendre pour le commun des mortels!<br /> <br /> <br />
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