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23 novembre 2016 3 23 /11 /novembre /2016 14:09

La question des hyperliens permettant de récupérer des contenus d'un site au profit d'un autre site Web fait l'objet de nombreuses décisions judiciaires. Cette polémique révèle un problème de fond, l'inadaptation de notre droit d'auteur dans sa forme actuelle à la sphère numérique. Comment en sortir ? En appliquant les recettes qui marchent, Uber et autres. Le débat est bloqué autour du "plus ou moins de droit d'auteur", alors que ce qu'il faut c'est un autre droit d'auteur.

Une querelle agite actuellement les milieux de l'internet et du Droit. L’autorisation de l’auteur est-elle requise pour poser un hyperlien vers une œuvre protégée ? Autrement dit, l’hyperlien est-il oui ou non tributaire du "droit de communication au public" qui est partie intégrante du monopole de l’auteur ? Plus généralement, une autre question apparaît : comment harmoniser le monopole de l’auteur, qui inclut toute forme d’utilisation ou de récupération de ses créations, et la pleine exploitation des fonctionnalités du Web ? Mais est-ce seulement possible ? Faut-il éliminer l'un pour garder l'autre ? Aurons-nous un jour à choisir entre les deux, entre la loi (politique) et le code (informatique) ? Comment analyser l'hyperlien à l'aune des qualifications traditionnelles du droit d'auteur ?

Passionnante question, aux enjeux décisifs. Passionnante car elle met en jeu une pratique exclusivement numérique. L’hyperlien n’a pas d’équivalent dans le monde hors ligne : la citation… n’est qu’une citation, nécessairement courte, alors qu’un lien bien ajusté d’un site à l’autre permet de "récupérer" l’intégralité de la photo, de l’article ou de la musique. La référence en bas de page renvoie quant à elle à un autre support, non consultable directement. L’hyperlien fait donc figure de test idéal pour ce qui est de l’adaptation de notre droit d’auteur à l’univers numérique. Le résultat de ce test ? Un désastre.

Etat des lieux

La jurisprudence de la CJUE, composée principalement de deux arrêts, Svensson et GS Media, aboutit, au moment où ces lignes sont écrites, à un dispositif que l’on peut essayer de résumer de la façon suivante.

Tout dépend dans un premier temps du caractère licite ou illicite de la cible du lien.

-- Si l’œuvre ciblée a été mise à disposition avec l’autorisation de l’auteur ou d’un ayant droit, l’hyperlien est licite. Il n'y a pas "communication au public". Une réserve doit être faite pour le cas où l’hyperlien permet de contourner un dispositif de protection. L'autorisation de l'auteur est alors requise, car le lien touche un public plus vaste que celui envisagé par l'auteur ("public nouveau", donc "communication au public"). La liberté de lier ne vaut que dans le cas où la mise en ligne initiale a été effectuée de manière ouverte, sans barrière d'accès.

-- Si l’œuvre ciblée a été mise à disposition de manière illicite, sans l’autorisation de l’auteur ou d’un ayant droit, l'attention doit se porter non plus sur l'auteur mais sur le poseur de lien, et sur ses intentions. Si celui-ci a agi sans but lucratif, on peut présumer sa bonne foi. Il reviendra au titulaire des droits de démontrer que celui qui a inséré le lien avait connaissance du caractère illicite de la mise en ligne initiale. Si le poseur de lien a agi avec l'espoir d'en tirer un revenu financier, la connaissance de l'illégalité de la publication doit être présumée. Dans ces circonstances, l’acte consistant à placer un lien hypertexte vers une œuvre illégalement publiée sur Internet constitue a priori une "communication au public" (présomption réfragable).

C’est peu dire que ces solutions ont été critiquées (Voir les commentaires de Valérie Benabou sur l'arrêt Svensson et l'arrêt GS Media, dans lesquels l'auteur s’étrangle littéralement d’indignation). Des réactions virulentes auxquelles on ne peut que souscrire, du point de vue du droit positif. On relèvera également la réaction de l’ALAI qui décoche ses flèches sur les fantaisies juridiques de la plus haute Cour de Justice de l’Union Européenne.

En sens contraire, certains critiquent les restrictions que cette jurisprudence maintient en vigueur. Il en va ainsi de la Quadrature du Net (Statut du lien hypertexte : décision (hyper) décevante de la CJUE) ou de Save the Link (Censoring links breaks the Internet), qui, à coup d’exagérations outrancières, font semblant de sonner le glas de l’hyperlien, en confondant régime d’autorisation et interdiction générale, une demande d’autorisation et son rejet éventuel.

En voulant satisfaire toutes les parties en présence, ces décisions ne satisfont au final personne. Le débat est dans l’impasse. On a pu parler de guerre des liens. La CJUE, malgré un louable effort d’imagination, en infraction avec les textes, ne propose pas de solution viable. Le droit d'auteur est comme empêtré dans ces liens. L'insécurité juridique est totale. La lecture de ces arrêts donne l'impression de lire un article de doctrine, avec des auteurs ayant oublié leur rôle et cherchant à tâtons quelles pourraient être les solutions au problème posé, penchant d’un côté, puis de l’autre, pesant le pour et le contre à chaque hypothèse sans vraiment trancher. Poursuivons dans ce sens, chanceux que nous sommes de ne pas être magistrats. Cherchons.

Le problème est dans la question, pas dans les réponses

Le problème n’est pas dans les différentes options qui s’affrontent, mais dans ce qui les réunit, c’est-à-dire la question, dans cette fameuse "communication au public", héritée des temps anciens, et inadaptée à l’environnement numérique. La grille d'analyse n'est pas bonne. Auteurs/public, reproduction/représentation : la structure fondamentale du droit d’auteur n’a pas changé depuis 1957. Ce dispositif craque à force de droits voisins circonstanciels et boiteux, d’exceptions reformulées à l’infini, et comme on le constate, de décisions judiciaires obligées de tordre le Droit pour tenter (en vain) d’échapper au reproche d’incompréhension rétrograde et bloquante.

Faut-il vraiment désobéir au Droit pour s’adapter aux flux numériques ? Droit d’auteur et communication digitale s'excluent-ils mutuellement ? Peut-être pas. Prenons un à un les termes de ce droit de communication au public autour duquel s’organise le débat.

Communication ?

Le terme est trop général. L’univers numérique est tout entier un univers de communication. Communiquer ? Nous ne faisons que cela, partout, toujours. Une connexion est déjà en elle-même une "communication" (qui commence avec le fournisseur d’accès). Le mot communication empêche toute tentative de différenciation du sein même de nos pratiques numériques, car il les englobe toutes. La nouvelle dimension numérique de nos existences a été entièrement construite à partie de moyens appelés "moyens de communication". Ce mot n’est donc pas significatif. Il ne peut pas permettre de comprendre ce qui se passe à l’intérieur de la sphère numérique, cette nouvelle planète qui vibre tout autour de nous, le Grand Contenant de tous les contenus.

Revenons un instant en arrière. Tout système de norme se fonde sur une analyse très concrète des choses, des individus et des comportements qu’il prétend réguler. Meuble ou immeuble, majeur ou mineur, diffamation ou injure, préjudice matériel ou préjudice moral, deux roues ou voiture, conducteur ou passager, courrier électronique ou courrier papier etc. au fondement de toutes nos lois on trouve une lecture de la réalité simple et incontestable, des critères de découpage adaptés et dont l’utilisation permet à chacun de s’y retrouver. Pour être appliquée, une règle doit d’abord être applicable, donc ancrée dans la réalité. D’abord poser les qualifications, purement factuelles, ensuite intervient le "juridique" qui prévoit le sort à réserver à chacune des catégories ainsi dégagées.

Alors découpons ! A l’intérieur de la sphère de la communication il est possible d’établir, ou plutôt de constater une distinction fondamentale qui fait défaut dans le dispositif actuel (Cf. infra, "La leçon des modèles commerciaux").

En outre, le mot "communication" sonne comme un écho à l’idée d’une "société de communication", qui par définition valorise les contenus mais marginalise leurs auteurs. En effet une "société de communication" est une société (La Palice…) où il faut communiquer, où la communication est la priorité, quitte à ce qu’elle s’effectue au détriment des créateurs. Ce mot tend à occulter ce qui est pourtant l’acte de naissance, la condition sine qua non de tous ces flux mirobolants : écriture, dessin, composition, mise en scène, avec leur somme de travail et de talent. Du côté des défenseurs du droit d’auteur, le mot "communication" était décidément mal choisi.

Public ?

Tous égaux devant TCP/IP ! Ceci n’est pas un slogan, mais une réalité, un principe constitutif de l’univers numérique, alias l’Etherciel. Qu'il s'agisse de créer ou de diffuser, la technologie est à portée de main, et c'est la même pour tous. Seul le talent (ou le culot...) fait la différence. Entre deux serveurs ou deux sites la différence est une affaire de puissance, pas de nature. Les spectateurs sont montés sur la scène, et depuis nous assistons à un va-et-vient continu entre la salle et la scène. Le spectacle est partout. Chacun se trouve alternativement acteur et spectateur. L’écran met tout le monde à égalité. Un "utilisateur" n'est plus jamais un utilisateur final. Tout ce qui lui tombe sous la main peut devenir matière à une adaptation, une dérivation, et faire de lui un producteur. Rien ne ressemble plus à un hyperlien posé par Paul qu’un hyperlien posé par Pierre.

Autrefois il y avait d'un côté les gens regroupés sous l'étiquette "artistes" (ceux qui envoient), de l'autre ceux qui faisaient partie du "public" (ceux qui reçoivent). Le public existe toujours, mais on peut essayer de s'en extraire, en devenant une petite ou grande étoile ("star"), d'ailleurs il n'y a pas un humain qui ne s'y essaye, un jour… parfois tous les jours (sur cette quête inlassable de clics, de vues, d'amis, de J'aime, d'admirateurs ("fans"), d'abonnés ou de suiveurs, Voir Clique sur moi ! Je t'en prie, je t'en supplie, clique sur moi !). Ceux qui reçoivent sont aussi nombreux que ceux qui émettent : ce sont les mêmes. Dans le monde en ligne, il n'y a pas deux camps entre lesquels il faut choisir, la ligne est la même pour tous.

L'arrêt Svensson prévoit qu'en rendant son œuvre librement accessible, l'auteur perd la possibilité de s'opposer à un hyperlien pointant vers celle-ci : c'est dire que le public est un interlocuteur global, constitué d'un seul bloc, et qu'une autorisation d'accès lui ayant été régulièrement accordée, l'hyperlien ne change finalement rien. Erreur ! Ce public-là a disparu. La notion qui est à la base du raisonnement est obsolète. L'œuvre mise en ligne par l'auteur n'a pas trouvé le public, mais un public.

Les grands intervenants ayant pignon sur rue dans le marché classique des films ou de la musique se retrouvent logés à la même enseigne que le quidam issu du grand public. "Grand public" est une expression forgée au siècle dernier qui désigne la cible commerciale composée d'atomes humains invisibles, anonymes et silencieux, tout juste capables d'admirer, de loin, les étoiles qui brillent au firmament. Tout cela appartient à notre réalité première, dans notre environnement naturel, un environnement de plus en plus dominé par la vague numérique qui submerge tout. Autrefois coupé en deux, public d’un côté, auteurs de l’autre, le paysage est totalement atomisé. La différenciation ne se fait pas d'un individu à l'autre, mais selon l'activité de chacun à un moment donné. Le public est devenu une notion... individuelle.

L'important n'est pas que l'œuvre soit accessible mais qu'elle soit accédée, et par qui. Quand les échanges s'organisent d'un point à un autre, le fait générateur est la connexion, plutôt que la reproduction ou la représentation. Public ? Chacun le sien ! Chacun gère sa propre chaîne de télévision, ce qui ne l'empêche pas, par ailleurs, de regarder des émissions. Comme "communication", le mot "public" en tant que terme générique doit être banni de notre vocabulaire légal. Parler de "membre du public" ou "d’artiste" ne permet plus de savoir à qui on s’adresse. Ces termes ne caractérisent rien ni personne.

Il est intéressant de noter que la CJUE, comme si elle avait pressenti la nécessité de refonder le débat sur d’autres bases, utilise dans les arrêts précités la notion de "public nouveau", qui ne figure dans aucun texte. L’effort d’innovation est louable, mais il ne va pas assez loin. La transgression opérée par la CJUE au regard du droit positif part d’une bonne intuition mais s’arrête en chemin. Nouveau ou pas, c’est l’idée même d’un public exclusivement voué à lire, écouter et regarder qu’il convient de passer aux oubliettes, pour ce qui est de l’Etherciel.

Communication au public ?

Avec deux composants tous les deux imprécis et confus, la notion même de "droit de communication au public" est inapte à porter une quelconque solution, sur le sujet des hyperliens comme sur tout autre problématique d’ailleurs. Les termes du débat sont mal posés. Où se trouve le point d’équilibre entre liberté d’information et protection des œuvres de l’esprit ? Où placer le curseur du droit d’auteur dans l’océan des octets ? Valeurs morales, enjeux financiers, patrimoines culturels, bien des facteurs interviennent dans ce vaste débat. A chacun son opinion.

Ce qui est sûr en revanche c’est que, en amont, la formulation du problème doit être conforme à la configuration du terrain. Tel n’est pas le cas de la notion de "communication au public" qui n'offre aucune prise sur la réalité à laquelle elle s’adresse. Comme qualification juridique, on ne saurait faire pire. Ni la communication ni le public ne sont des marqueurs permettant de décrypter cette réalité inscrite dans nos écrans et même dans nos têtes. Les textes actuels sont et resteront impuissants à saisir le phénomène numérique en tant qu'environnement dans sa spécificité, ses propriétés fondamentales, ses principes de fonctionnement.

Le droit d’auteur doit s’adapter ou mourir

Les arrêts Svensson et GS Media par leurs solutions aberrantes au regard du droit positif sonnent comme un avertissement : le droit d’auteur doit s’adapter ou mourir. Cette jurisprudence tente de concilier l’inconciliable : la réalité de la sphère numérique, et le droit d’auteur dans sa forme actuelle. Le second n’est pas soluble dans la première. Il y a incompatibilité entre les deux, une incompatibilité qui n’est pas idéologique, mais pratique, matérielle, logistique.

Il revient maintenant aux défenseurs du droit d’auteur de réformer de fond en comble cette législation, en se coulant dans le moule de façon à placer les points de contrôle de l’auteur aux endroits stratégiques. Comment faire ? La tâche va consister à essayer de comprendre de quelle façon les oeuvres circulent. Comment analyser la configuration du terrain ?

La leçon des modèles commerciaux

Les modèles économiques réussis se fondent tous sur la même architecture : la mise en relation des individus entre eux, via une plateforme centrale. Acheter un bien d’occasion ? ebay ou LeBonCoin se chargent de vous trouver celui qui a le produit recherché. Un logement pour les vacances ? Airbnb vous mettra en relation avec le propriétaire du bien idoine. Un trajet ? BlaBlaCar ou Uber prendront en charge le conducteur et son passager. Une relation professionnelle à conserver ? LinkedIn y pourvoira. Un ami ? Facebook est là pour ça. Relations amoureuses ? Voyez Meetic. Ces modèles prospèrent sur le caractère strictement individuel de notre vie numérique, qui donne lieu, inévitablement, à des relations d’un individu "A" à un individu "B" (Note : ce qu’il advient des données personnelles générées par ce maillage ultrafin pose un problème redoutable, qui sort du cadre de cette étude). Que voyons-nous ? Quel trait commun réunit toutes ces plateformes ? Une multitude de contacts (contrats ?) inter-individuels.

Les réseaux sociaux sont certes "sociaux" par leur ouverture au vaste monde et par le caractère public des relations qu’ils instaurent, mais il n’en demeure pas moins que leur composant fondamental, décliné à l’infini, consiste toujours en un acte mettant en relation deux individus (ou serveurs) bien identifiés (suiveurs, abonnés, amis etc.). La leçon est à retenir ; en fait, pour le sujet qui nous intéresse, il suffira de décalquer. Dans ces fameux réseaux, le spectacle est collectif, mais les acteurs sont individuels. Un réseau social est d'abord un réseau avant d'être social. Il se compose à la base d'une myriade de connexions isolées. Le fait que les choses se passent dans la lumière ne doit pas occulter cette vérité première. Une organisation centrale, une visibilité maximale, des échanges particuliers.

Rien de surprenant à cela. L’individu est au centre de ce monde (Voir supra "Public ?"). L'écran agit comme un filtre unipersonnel qui efface les étiquettes héritées de la vie d'en bas, sur le plancher des vaches. C'est à partir des choix individuels et des comportements individuels que les règles doivent être établies, car c'est à ce niveau qu'elles se décident, dans la vie courante. Les groupes et corps intermédiaires sont aussitôt dissous dès leur entrée dans l'Etherciel. Celui-ci n'attribue pas de rôle a priori, ses habitants ne portent pas d'étiquette correspondant à une place dans la société.

Tout tourne autour de l'individu

Les frontières ne sont pas géographiques ; la frontière est entre chaque individu et les autres. L'homme est face à son écran, dans une posture solitaire qui caractérise le lancement de toute séquence de vie numérique (Cf. Face à mon écran, je suis le centre du monde).

Il convient de noter avec intérêt que selon l'arrêt GS Media la notion de "communication au public" implique une appréciation individualisée. La Cour fait encore une fois montre d'une intuition très pertinente. La suite est moins convaincante : aux fins d’une telle appréciation, il importe de tenir compte de plusieurs critères complémentaires, de nature non autonome et interdépendants les uns par rapport aux autres. Ces critères pouvant, dans différentes situations concrètes, être présents avec une intensité très variable, il y a lieu de les appliquer tant individuellement que dans leur interaction les uns avec les autres. On ne s'attardera pas en commentaires sur cet improbable verdict. Les notions cumulées de "communication" et de "public", par leur caractère massif, compact, leur dimension strictement collective, empêchent l'idée d'approche individualisée de prospérer. Malgré tous ses efforts, la CJUE n'y arrive pas, car les outils dont elle dispose sont inadéquats.

La refonte du droit d’auteur doit s'opérer sous le prisme de l'individu, un individu qui n’est ni auteur ni utilisateur, car il est tout cela à la fois. Ces qualificatifs ne sont d'aucune utilité pour l’individu téléchargé, mi-homme, mi-octet, l’humanoctet. Mais alors comment l'appréhender ? Observons. Que fait-il au juste ? Deux choses, alternativement : il émet (des messages et des contenus) et il reçoit (des messages et des contenus). L'humanoctet passe son temps à émettre et à recevoir, car il n'y a rien d'autre à faire. Simple constat. Input/Output, le concept de base des télécommunications a vocation à venir structurer un droit d'auteur adapté au monde auquel elles ont donné naissance. Emission et réception sont les points stratégiques sur lesquels il convient de placer le titulaire des droits, afin de lui rendre, ou plutôt de lui attribuer le contrôle de l'utilisation de ses œuvres dans l'univers numérique.

Droit d’émission et droit de réception

Dans le monde hors ligne, reproduction et représentation désignent de manière synthétique toutes les situations dans lesquelles les œuvres circulent et sont utilisées. Livre et représentation théâtrale, 33 tours et concert, cassette vidéo et télévision hertzienne. Les œuvres sont soit reproduites soit représentées. D'où l'idée de droit de reproduction et droit de représentation. Le dispositif légal colle parfaitement à la réalité du terrain… le terrain de 1957.

Dans le monde en ligne, qui ne remplace pas le monde hors ligne mais qui se surajoute à lui, l'œuvre circule par une opération technique unique, la connexion, qui comporte deux versants, la proposition et l'acceptation, le lancement et la capture. D'où l'idée de droit d'émission et droit de réception, afin, là encore, comme en 1957, d'assurer à l'auteur le contrôle de l'exploitation de ses œuvres, dans toutes les situations (libre à lui ensuite de l'exercer de manière rigoureuse ou au contraire permissive). Une œuvre émise doit être émise avec l'autorisation de l'auteur ou d'un ayant droit. Une œuvre reçue doit être reçue avec l'autorisation de l'auteur ou d'un ayant droit.

Un droit de réception concédé au client permettra à celui-ci de tirer de l’œuvre un bénéfice similaire à celui qu’il obtient dans l’espace terrestre à l’aide d’un exemplaire tangible, à savoir une "consommation" individuelle. Aucune retransmission ni réutilisation n'est envisagée. L'œuvre atterrit dans les oreilles et l'esprit du consommateur. Fin du parcours.

Le droit d’émission, a priori plus onéreux, fera l’objet de licences appelées "e-licences" décrivant avec précision les droits et devoirs du licencié dans l’utilisation, la modification et la mise en circulation de l’œuvre à travers l’Etherciel, pour son propre compte. L'œuvre rebondit. Ce n'est pas un atterrissage mais un lancement. La e-licence ouvre la porte aux compilations, syndications, agrégations et curations, aux suites, versions, reprises ("remakes"), remix, aux diffusions et rediffusions, aux adaptations, imitations ("mèmes"), émulations, aux mélanges ("mashup") et copier/coller en tous genres. La capacité, attribuée au premier venu, de produire des émissions est la grande nouveauté de cette nouvelle dimension de nos existences quotidiennes.

Le législateur ne doit pas s'attacher à réglementer la consommation, et cela de manière punitive, comme il le fait actuellement, mais en priorité la production et la diffusion, devenues la chose de tous. Pour nourrir sa chaine de télé à lui, l'humanoctet a parfois besoin de renfort extérieur ! Il faut donc lui proposer d'acquérir de façon simple des droits d'émission. La loi doit fournir un cadre, pas un obstacle.

La "communication" qui réunit dans un même concept émission et réception est une notion trop générale. Une émission n'est pas nécessairement reçue (les choses ne sont pas aussi simples), et quand elle l'est c'est par un public bien précis, le sien. Il faut distinguer là où "communication" ne distingue pas. Emission, réception : cette nouvelle structuration du droit patrimonial est seule susceptible de garantir à l’artiste la continuation de son monopole d'exploitation dans le télé-monde, car elle correspond à la façon dont les choses fonctionnent.

Des contrats à foison

Dans un paysage totalement individualisé, le contrat se présente tout naturellement le moyen de régulation, seul moyen permettant de traiter un échange d'un individu ou d'un serveur à un autre individu ou un autre serveur. Le lien entre le créateur et ses repreneurs doit être un lien direct, sur le plan juridique comme sur le plan artistique. Les possibilités de reprise et de réutilisation sont infinies dans ce milieu parfaitement homogène (homogène car toutes les œuvres sont faites avec le même matériau, les octets). Le titulaire des droits et ses adhérents (ou "fans") ont un chemin à dégager. Contrairement à ce qui se passe avec du marbre, du papier, une pellicule photo ou du vinyle, toutes les transformations et combinaisons sont possibles, et même faciles. Les droits cédés définissant ce qui est licite parmi ce très large éventail de possible doivent être explicités par écrit.

Nécessaire, le contrat apparaît comme nous l'avons vu parfaitement adapté au milieu. La structuration du milieu physique et des modes de vie autour de l’échange croisé crée un terrain propice à la naissance de contrats. Emission, réception, la connexion est déjà une forme de contrat, avec l’idée d’un accord entre les parties. Ajouter à l'échange technique des conditions juridiques sous forme d’un ensemble de droits et d’obligations pour l’une et l’autre des deux parties se fait tout naturellement.

L'instrument contractuel est d'autant plus adapté qu'il est capable d’une grande souplesse. Une même émission reçue par deux personnes ne représente pas un mais deux faits distincts. Le statut à définir ne concerne donc pas l'émission, mais chaque couple émission/réception. C'est précisément au niveau de chaque individu que se règle le contrat, ce qui sied à merveille à l'Etherciel, où chaque individu est le centre du monde. Contrairement à la loi, instrument collectif et anonyme, le contrat s'adresse aux particuliers et s'offre à l'infinie combinaison des désidératas des uns et des autres.

A vrai dire, le danger qui menace est probablement la prolifération de contrats, Monsieur Toutlemonde venant contracter avec un autre Monsieur Toutlemonde. Pour éviter le chaos, mobilisons l'intendance. Nous allons avoir une nouvelle loi, certes, basée sur la logique émission/réception et sur l'accord individuel des parties. Une question survient immédiatement: comment sécuriser ces transactions individuelles ? leur donner une base matérielle fiable ?

Une plateforme de référencement des oeuvres

On se souvient de la fameuse formule de Lawrence Lessig en janvier 2000 : Code is law. Pour ne pas laisser le code et les codeurs faire la loi, alors cela signifie que la formule doit être renversée : Law is Code, ou plus exactement, Law must be Code. Pour s’appliquer la loi doit être traduite sous forme de code informatique. Droit d'auteur et monde en ligne : croyons-nous vraiment qu'il suffira de publier un texte au journal officiel pour résoudre un tel problème ?

Quand il faut passer un contrat la première chose est de s'assurer qu'on parle bien de la même chose, que ce qui fait l'objet du contrat (telle vidéo, tel texte, musique etc...) est bien identifié, daté, et cela de manière certaine. Pour répondre à ce besoin universel, nous allons développer une grande plateforme d'enregistrement, qui donnera une assise stable à l'inévitable profusion des contrats. Le Registre des Œuvres et des Licences ("ROL" ou "RooL" Registre des oeuvres et de l'offre de Licences") permettra à chacun d'enregistrer ses œuvres et de proposer des licences. Chaque œuvre sera inscrite au Registre, par son auteur : sa date de création sera donc entérinée, de manière publique. Chanson, photo, vidéo, poésie etc. le RooL accueillera toutes les séquences. Ce grand Registre unifié sera ouvert à tous les genres. Toutes les formes de création présentes dans le nouveau monde y trouveront leur place. L'enregistrement d'une œuvre comportera, le cas échéant, indication des œuvres antérieures, reprises et utilisées. Les créateurs pourront en outre détailler les caractéristiques des licences qu'ils proposent. L'entrelacement des images dans les sons, et vice-versa, à quoi il faut ajouter les textes, rend nécessaire la mise en place d'un vaste répertoire de référence, mis à jour en continu, répondant à la question "qui a fait quoi ?".

Cette plateforme permettra aux parties prenantes de conclure des contrats en leur apportant un support neutre pour définir ensemble l'objet du contrat : une œuvre (Nom, Version) identifiée par un numéro (le NuméRool).

Dans l'Etherciel, le législateur doit se saisir du code pour faire son boulot, qui est de servir l'intérêt général. Les grands principes de la loi doivent trouver une traduction concrète sous la forme d'une plateforme publique. En matière de création artistique, chacun doit rester maître de ses affaires, les travaux particuliers ne sont pas du ressort de la collectivité. La créativité ne doit pas être dirigée. Mais la fourniture de l'infrastructure nécessaire pour permettre à ces initiatives de prospérer et de collaborer en bonne intelligence relève d'une fonction publique. Si l'on reprend le parallèle avec la circulation automobile, on dira que l'immatriculation des voitures est une responsabilité de la puissance publique… qui laisse les industriels libres de produire et les conducteurs libres de conduire le véhicule de leur choix (bicyclettes inclues).

La réalisation de cette plateforme reviendra aux sociétés de gestion collective, réunies et unies dans ce vaste projet. Plutôt que de traiter l'Etherciel en ennemi, harcelant les prestataires techniques qui y donnent accès, ces organisations devraient plutôt s'y installer, avec code et bagage. C'est de l'intérieur que la sphère numérique peut être régulée.

Le rôle des prestataires de service

Les prestataires de service (hébergement, accès) ne doivent pas être appelés à sortir de leur rôle, strictement technique. Il est absurde de leur demander de surveiller la circulation des oeuvres, de gérer les droits des uns et des autres ou de servir d'intermédiaire dans la gestion des licences. En atteignant l'ensemble de la population, le droit d'auteur est devenu un sujet politique. La collectivité doit prendre en mains ses responsabilités et s'abstenir de demander à de simples intermédiaires techniques de faire la police.

Prenons l'exemple de la circulation automobile. L'écriture du code de la route, la définition des infrastructures qui permettent aux véhicules de circuler de manière aussi ordonnée que possible, tout cela relève de la puissance publique. Les constructeurs automobiles, les garagistes et les sociétés qui construisent les routes ont un autre rôle à jouer, dans le respect du droit. Sans eux rien ne serait possible. Mais la définition des règles, le travail de la police chargée de les faire respecter, c'est autre chose.

Des acteurs du secteur privé comme les hébergeurs et les fournisseurs d'accès n'ont pas vocation à jouer un rôle d'arbitre entre des intérêts privés. Ce rôle doit être assumé par l'Etat, et il passe par le développement d'une plate-forme de référence des oeuvres protégées, propriété de la collectivité.

Les hyperliens dans la logique des émissions

La question des hyperliens doit donc être réglée par contrat, plutôt que par une loi ou une décision de justice.

-- En cas d'accord entre les parties, avec le support du RooL, c'est naturellement ce contrat qui s'applique. Comme l'a bien pressenti la CJUE, la question des hyperliens relève d'une appréciation au cas par cas, et donc de la liberté contractuelle. Priorité au contrat !

-- En l'absence d'accord entre les parties, la question sera de savoir si le lien conduit le visiteur à "changer de chaîne" pour aller suivre l'émission incluant l'œuvre ciblée, à la source, ou si au contraire la récupération se fait au sein même de l'émission en cours.

Dans le premier cas, la connexion bascule sur l'émission du titulaire des droits, ou autorisée par lui, dans le respect de son droit d'émission. Le flux est redirigé sur le titulaire des droits. L'hyperlien est licite (Note : il en va ainsi, on l'espère, pour ce qui concerne les liens insérés dans le présent article !). L'émission vers laquelle le visiteur est renvoyé est celle de l'auteur, elle n'est donc pas fautive. Aucun détournement n'est à déplorer. Aucune autorisation n'est nécessaire. Le public de l'émission incluant le lien bascule pour devenir le public du site où l'oeuvre trouve sa source, en toute légalité. Personne ne cherche à s'approprier l'oeuvre originale de l'auteur. Un créateur rétif à un tel scénario devra simplement s'abstenir de toute mise en ligne de ses œuvres ! Une présence dans l'Etherciel passe nécessairement par des émissions, lesquelles émissions peuvent être directement proposées par des tiers, proprement et de manière régulière, c'est à dire non pas en leur nom mais bien en renvoyant leur public sur l'émission originale de l'auteur. Ce type de téléscopage fait partie de la règle du jeu. Il faut l'accepter. Le monopole d'émission de l'auteur n'est pas atteint. Il y a même accroissement du trafic.

Cette appréciation positive n'est motivée ni par un vague "droit à l'information", souvent invoqué, jamais défini, ni par un devoir d'obéissance à l'impérialisme du code, qui commence à poindre, mais à l'absence d'infraction, tout simplement.

Dans le second cas, une autorisation (une autorisation d'émission) doit être sollicitée au préalable, car l'œuvre va être insérée dans une émission qui est extérieure à l'auteur de cette oeuvre, un auteur au talent très apprécié. Il y a détournement de trafic. Du point de vue de l'auteur c'est une autre émission, qui requiert son autorisation préalable et explicite. Le poseur de lien souhaite maintenir le flux sur sa propre émission, tout en y plaçant un emprunt extérieur ? Fort bien, mais les droits de l'auteur du composant "emprunté" doivent être respectés ! Les emprunts sont parfaitement possibles mais ils nécessitent l'accord du titulaire des droits, avec ou sans rémunération. Un hyperlien "à émission constante" mais dépourvu d'autorisation constitue, du point de vue de l'auteur du composant émis, une violation de son droit d'émission. Peu importe l'objectif poursuivi (atteindre un public nouveau, un public ancien, à des fins lucratives ou pas etc.) ! L'émetteur n'est pas l'auteur. Cela suffit à exiger de lui le respect de l'auteur et de ses émissions. L'émetteur, revendiqué comme tel, doit obtenir du titulaire des droits un droit d'émission, une e-licence, sauf à se rendre coupable du délit de contrefaçon.

Comme on le constate à travers ces exemples, la logique "émission et droit d'émission" fonctionne. La loi fournit des réponses claires et directes... qui ne doivent rien à l'imagination des juges. Un lien logique unit les principes de la loi et les conclusions concrètes à en tirer. Dans les deux scénarios développés ci-dessus, valables en l'absence d'accord entre les parties, nous sommes sous le règne de la Loi, pas le règne du "bon fonctionnement" érigé en priorité ou du "Internet c'est trop bien faut pas mettre des règles" ou autres principes fondamentaux mobilisés dans l'improvisation la plus totale pour essayer de sauver la face. Sécurité et prévisibilité sont au rendez-vous, et ceci est rendu possible grâce à un principe de réalité appliqué à la mise au point des règles légales (analyse des mécanismes internes qui font que ce second monde est ce qu'il est, observation scrupuleuse du sujet). La Loi règne car elle est venue chercher des petits faits tout simples avant d'énoncer ses prescriptions.

Envoyer/Recevoir, avec l'individu au centre, tout part de là. Cette grille d'analyse est opérationnelle. Surtout, pas d'effets de manche ! Les déclarations indignées ne servent à rien, qu'on se le dise. La Loi règne parce qu'elle est venue se couler dans le moule du nouveau monde, l'Etherciel.

D'ailleurs, les solutions présentées ici n'ont-t-elles pas comme un air d'évidence ? Si on les compare à l'embrouillamini décrété par la CJUE... Entre vous et moi, vous qui lisez cet article, n'avez-vous pas l'impression que ces solutions juridiques à base d'émission et de droit d'émission sont naturelles ? De bon sens ? L'humanoctet est un émetteur et c'est en tant que tel que ses droits doivent être définis. Nous avons à bâtir un droit d'auteur pour les auteurs, tous les auteurs.

Encore un cas de figure. Quid du lien pointant vers une émission illicite (c'est le cas traité dans l'arrêt GS Media) ? Un tel lien, avec ou sans intention délictueuse, est bien évidemment illicite, illicite par ricochet. La contrefaçon devient virale...

Le débat est bloqué autour du "plus ou moins de droit d'auteur", alors que ce qu'il faut c'est un autre droit d'auteur.

S'il meurt un soir

le matin voit sa renaissance

 

Guillaume Apollinaire, La chanson du Mal-Aimé

 

Emmanuel Cauvin

Dernière modification : 27 novembre 2016

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