Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
4 février 2012 6 04 /02 /février /2012 13:28

(article en version longue)

Comment appliquer le droit d'auteur à l'Internet, et plus généralement à la chose numérique ? Comment adapter les règles de la propriété intellectuelle à ce nouveau monde ? En étudiant la nature du terrain, en tâchant de décrypter les propriétés fondamentales du milieu, pour ensuite attribuer des droits et formuler des interdits adéquats. Comprendre la route avant d'écrire le code. Pour être appliquée, la loi doit d’abord être applicable.


En résumé…
 

  • Le droit d'auteur restructuré en profondeur : droit de reproduction & droit de représentation remplacés par droit d'émission & droit de réception.
     
  • Tous égaux devant TCP/IP : l'égalité des serveurs reconnue et mise en application par la loi, contre les privilèges des "Majors".
     
  • Pouvoir faire légalement tout ce qui est possible de faire techniquement avec les outils disponibles : des e-licences en direct et à la carte entre l'auteur d'une œuvre protégée (film, musique etc.) et ses suiveurs.

 

***

 

A côté des droits moraux, notre code de la propriété intellectuelle accorde à l’auteur d’une œuvre de l’esprit des droits patrimoniaux, à savoir, présentement, le droit de reproduction et le droit de représentation. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit est illicite. La définition légale du droit patrimonial de l’auteur est bien adaptée aux conditions de vie sur Terre, dans notre environnement naturel. La reproduction consiste dans la fixation matérielle de l'œuvre sur un support solide, et la représentation renvoie quant à elle à tout procédé de communication directe de l’œuvre au public (théâtre, concert, télédiffusion par voie hertzienne etc…). Sous l’angle matériel, ces notions légales couvrent le champ du possible en matière de « consommation » des œuvres, dans son intégralité. Le public peut accéder aux œuvres, soit via un exemplaire fixé sur un support, soit à l’occasion d’une prestation de l’artiste (auteur ou interprète), rien de plus. L’air ne conserve ni les sons, ni les images : la nature met des bornes à la diffusion des œuvres. Inutile par conséquent de prévoir des contrats de licence pour décrire ce que le consommateur a le droit de faire ou de ne pas faire… la nature s'en charge. La propriété littéraire et artistique est ancrée dans la réalité (la réalité des années 1950, à l'époque de la dernière grande loi fondatrice en la matière). Ceux qui ont conçu le droit d'auteur dans sa forme actuelle ont imaginé un droit de reproduction, mais ils n'ont pas inventé la reproduction d'une œuvre sur un support. Ils se sont contentés d'observer les choses, de prendre acte de ce phénomène récurrent (notamment depuis Gutenberg), et d'en faire une prérogative juridique appartenant en exclusivité à l'auteur.

 

Examinons maintenant la structuration des choses et des comportements dans les flux électroniques. L'individu, seul devant son écran, se plonge dans des émissions, celles qu'il reçoit et celle qu'il produit. A l'écran, tout passe, tout ne fait que passer. La transposition dans l’univers numérique de l’idée même de droit de reproduction évoque un scénario dans lequel une loi autoriserait les vendeurs de bouteilles d’eau minérale à interdire à leurs clients de faire couler l’eau qu’elles contiennent. Impraticable. L'élément est visqueux, autoreproductible, polycopié. C’est une propriété fondamentale de la matière numérique, comme la chaleur pour le feu ou la fluidité du liquide. Il y a incompatibilité entre la loi et les faits auxquels elle se rapporte. Le problème n’est pas idéologique, mais pratique. Les anglo-saxons ne sont guère mieux lotis, avec leur "copyright" qui, même détourné en "copyleft", apparaît totalement hors de propos. Quant au droit de représentation, il semble comme perdu et dérisoire dans un monde qui n’est fait que d’émissions, de transmissions, de projections. Et puis l'univers numérique ne permet pas d'assister à un concert, mais de voir un concert, ce qui est très différent. L'idée de "spectacle vivant", associée à la notion de représentation, est étrangère au nouveau monde. Enfin le Web se "représente" en permanence, ce qui n'est pas le cas d'une représentation théâtrale ou d'un concert, qui se déroulent à un moment précis. Un spectacle peut être enregistré, mais ce n'est pas obligatoire.

 

En remplacement de la summa divisio reproduction-représentation, nous proposons de décliner le droit patrimonial de l’auteur en droit d’émission et droit de réception. Cette nouvelle structure est seule susceptible de garantir à l’artiste le contrôle de la diffusion de ses œuvres dans le télé-monde. Le consommateur peut être récepteur ou émetteur, ou les deux à la fois, il y a là une réalité incontournable. Il convient donc d’organiser la loi en conséquence. Un droit de réception concédé au client permettra à celui-ci de tirer de l’œuvre un bénéfice similaire à celui qu’il obtient dans l’espace terrestre à l’aide d’un exemplaire tangible, une « consommation » individuelle. Les « r-licences » ou « air-licences » désigneront le contrat passé entre l’auteur et ses récepteurs permettant à ces derniers de s’adresser l’ouvrage à eux-mêmes, à travers l’air, pour leur usage privé. Le droit d’émission, a priori plus onéreux, fera l’objet de licences appelées « e-licences » décrivant avec précision les droits et devoirs du licencié dans l’utilisation et la mise en circulation de l’œuvre à travers l’écosystème électronique.

 

Il ne s'agit plus d'organiser les relations entre, d'un côté, les producteurs, et de l'autre les consommateurs, en se basant sur les modes d'accession aux œuvres. Il n'y a désormais qu'un seul type d'interlocuteur, un point dans le flux, un nœud de communication, un émetteur/récepteur. L'individu s'immerge dans les flux. Mi-homme mi-octet, le voilà devenu humanoctet. Si sa puissance varie, son rôle est toujours le même, il ne fait que deux choses : émettre et recevoir. La barrière entre ceux qui émettent et ceux qui reçoivent, ceux qui vendent et ceux qui achètent, a vécu. La question n'est donc plus de savoir comment les créations sont transmises des premiers aux seconds. La question est de définir les droits et obligations de l'opérateur dans la circulation des oeuvres. Pour cela, le seul moyen est de l'appréhender dans ses deux opérations fondamentales. Le paysage était coupé en deux, il est maintenant totalement atomisé. Les vedettes des "Majors" sont juste plus riches et plus puissantes que les autres, mais elles ne sont pas différentes.

 

Autrefois, le dispositif technique permettant d'enregistrer de la musique et celui permettant de l'écouter étaient aux antipodes l'un de l'autre (un studio avec quelques tonnes de matériel d'un côté, un "tourne-disque" de l'autre). Aujourd'hui des logiciels d'une valeur de quelques centaines d'euros permettent d'enregistrer de la musique grâce à un simple ordinateur personnel, et cela avec une qualité professionnelle. Producteurs et consommateurs travaillent avec les mêmes appareils.

 

Autrefois, il y avait bien une différence de nature entre une caméra Super 8 et un poste de télévision. Aujourd'hui "Fichier/Ouvrir" et "Fichier/Enregistrer sous…" sont voisins. La matière tourne sur elle-même. L'opération d'écriture n'est pas séparée de l'opération de lecture. Dans l'environnement numérique, consommation et production sont comme cousues ensemble. Les objets se distinguent par l'image qu'ils rendent, le son qu'ils font entendre, ou le processus qu'ils viennent dérouler, pas par leur substance. Producteurs et consommateurs travaillent avec le même matériau. Même si le talent continue (et continuera toujours) de faire la différence, le milieu met tous les acteurs à égalité dans le domaine de la fabrication des œuvres.

 

Il en va de même pour leur diffusion. Certes l'héritage des grandes compagnies qui ont construit nos répertoires dans le domaine de la musique et du cinéma est colossal. Mais il faut regarder l'avenir. L'avenir appartient aux serveurs. Or les protocoles sont les mêmes pour tous : c'est un fait, les serveurs naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les lois de l’environnement placent tous les serveurs, et donc ceux qui les contrôlent, sur un pied d’égalité. Résultat : plus rien ne distingue un "producteur" d'un "consommateur", si ce n'est la puissance financière. TCP/IP ne reconnaît aucun des privilèges hérités de l'ancien régime. Les grands acteurs ayant pignon sur rue dans le marché classique des films ou de la musique se retrouvent logés à la même enseigne que le quidam issu du "grand public".

 

Reste maintenant à traduire cette égalité de fait dans les lois. Le droit d'auteur doit être centré sur l'humanoctet, ce nouveau personnage dont le cœur est un curseur et pour qui Envoyer/Recevoir est une fonction vitale, comme une respiration. Emission (départ) : les émissions sont propulsées, à l'intérieur du grand maëlstrom des flux électroniques, en direction du (ou d'un) public. Réception (arrivée) : les émissions s'échappent et viennent butter sur l'air, l'humanoctet en profite pour les capturer par les yeux ou les oreilles, mais elles n'iront pas plus loin, le milieu ne le permet pas.

 

L'envergure des licences doit elle aussi être adaptée. Avec un vinyle ou une cassette vidéo, il n'était guère possible de faire plus que regarder et écouter. La machine se limitait à la fonction "lecture". Aujourd'hui l'ordinateur a remplacé la chaine stéréo, et ce même ordinateur permet au premier pékin venu de lancer aux quatre vents sa propre chaine TV. Il devrait être possible de faire légalement tout ce qui est possible matériellement. Les e-licences devront s'ouvrir à toutes les possibilités de réutilisation des contenus. Dans notre environnement traditionnel, celui des supports solides et des représentations vivantes, tous les modes d'exploitation des œuvres, toutes les techniques artistiques basées sur la reprise de certains éléments protégés font l'objet de mécanismes légaux ou contractuels. Qu'il s'agisse de monter un spectacle, d'écrire un livre, avec ou sans illustrations, ou de sortir un album, le créateur a à sa disposition toutes les formules juridiques qui lui permettent de réutiliser les éléments qu'il souhaite. Le droit d'auteur épouse parfaitement les limites de ce qui est possible de faire.

Pourquoi ne pas faire de même dans le nouveau monde ? Peut-on concevoir un droit d'auteur qui aboutirait à créer des blocages à la création ? Si le but ultime de l'idée même de propriété intellectuelle est bien d'encourager les arts et la création, dans tous les domaines, alors tous les obstacles juridiques qui s'opposent aux procédés créatifs aujourd'hui disponibles doivent être levés. Réconcilier la culture avec sa propre matérialité (Régis Debray). Au-delà d'un certain succès, et après une période de quelques années, le créateur pourrait avoir l’obligation de proposer des e-licences de ses personnages, de ses décors, de ses partitions, de tous les composants détachables de son travail, pour permettre à d'autres de les reprendre, mais à leur manière, et à condition que ceux-ci fassent réellement preuve d'originalité et de créativité. La concession de e-licences deviendra un acte normal de la vie quotidienne (pour ceux qui ont des contenus intéressants à proposer).

Faut-il privilégier le monopole d’exploitation de l'auteur ? Ou la création de nouvelles œuvres, le développement de nouvelles formes d'expression artistique ?

 

Une révolution démocratique s'est opérée dans les structures matérielles de la société, mais sans qu'il se fasse, dans les idées, les mentalités, et dans les lois, le changement qui devrait accompagner cette révolution. Certains, du côté des "Majors" continuent de se croire au-dessus de la masse. Et depuis près de trente ans, s’appuyant sur les principes classiques du droit d’auteur considérés comme intouchables, le législateur s’évertue à ajuster leurs modalités d’application à l’évolution de ce que l’on continue d’appeler « la technique », alors qu’il conviendrait de s’attaquer à ces sacro-saints principes, pour les renverser et les remplacer par d’autres. L'adaptation du régime légal va consister à substituer une logique d'émission/réception individuelle applicable à tous, à une structuration basée sur la dépendance de consommateurs passifs par rapport à une petite caste de producteurs/diffuseurs. Ce dispositif permettra la mise en place de mécanismes de e-licences de tous vers tous ("many to many") à l'attention de ceux qui souhaitent créer et s'exprimer, sans tricher. En contrepartie, ceux-ci auraient l'obligation d'insérer un lien direct, visible et permanent vers les œuvres totalement ou partiellement reprises. Les titulaires de droit doivent ouvrir les vannes et proposer un large éventail de e-licences, pour se couler dans le moule du nouveau monde. Le changement à opérer est autant dans les mentalités que dans les lois.

 

Il ne s'agit pas de laisser TCP/IP, Photoshop (images), Stop Motion Pro (films), Garageband (musique) et Word (textes) dicter leur loi. Le but est de comprendre cette réalité, ses propriétés fondamentales et invariables, pour décider, ensemble, de ce que nous faisons de tout cela. Les conventions humaines ne sauraient s'affranchir de l'environnement, naturel ou artificiel, dans lequel elles souhaitent s'appliquer. Il n'y a pas de démocratie sans de bonnes lois, approuvées par la majorité des citoyens, mais d'abord conformes à la nature des choses. Avant de lutter contre le téléchargement illégal, tâchons de télécharger la légalité.

 

***

 

Finalement, tout repose sur une idée, ou plutôt, un constat : nous avons créé un nouveau monde. Les technologies de l’information ne servent plus à faire des choses sur terre mais elles nous ouvrent les portes d’une seconde nature. Les écrans de toutes sortes que nous rencontrons à chacun de nos pas ne sont plus de simples accessoires mais des passerelles, des voies d’accès menant à une réalité parallèle qui offre une large palette de possibilités, professionnelles, ludiques ou sociales. La convergence tant attendue et tant annoncée est en train de se réaliser. On converge toujours pour aller quelque part. C'est ce quelque part qu'il convient d'explorer, afin de le mesurer et de le caractériser. Lecteur, as-tu remarqué avec quelle facilité tu as accepté l'expression "nouveau monde" plusieurs fois utilisée tout au long de ce texte ? Cette idée passe toute seule. Cette idée passe toute seule parcequ'elle est vraie. Un nouveau Monde. La réalité parallèle dans laquelle nous passons une partie de notre temps a sa propre cohérence, elle obéit à des principes de fonctionnement que nous devons comprendre, pour pouvoir ensuite lui appliquer nos principes de civilisation.

 

Etherciel. Il faut un mot pour qualifier les mondes numériques, il faut un substantif pour désigner "tout ce qui est numérique", il faut donner un nom au Nouveau Monde. Étherciel, ce sera l’Étherciel. Je prends tout ce qui est numérique, de TF1 à World of Warcraft, données et programmes, hors ligne et en ligne, et je l'appelle Etherciel. L'Éther d'Aristote, circulaire et continu, supérieur et intouchable, et "ciel" comme artificiel, logiciel. Comment pourrions-nous appréhender correctement ce nouveau lieu de vie, si nous n'avons même pas de nom pour le désigner ?

 

Emmanuel Cauvin, le 4 février 2012

 

La plupart des législateurs ont été des hommes bornés, que le hasard a mis à la tête des autres, et qui n'ont presque consulté que leurs préjugés et leurs fantaisies.

Montesquieu, Lettres persanes

Partager cet article
Repost0